Anatomie d'un sauvetage en montagnes islandaises

Voyager est un excellent moyen de prendre du recul, de sortir la tête du quotidien, de son nombril.

Ce nombril concerne aussi bien son propre lieu de vie, que son entreprise, sa ville ou encore son pays.

Une journée ordinaire, une randonnée en montagne, des paysages gigantesques.

§L’épicentre

Faire ce que l’on sait faire le mieux : marcher.

Faire ce que l’homme sait faire le mieux : appréhender le flou et l’inconnu ; en l’occurrence, le  sol imparfait.

Selon les endroits, le sol est tantôt recouvert de mousses épaisses imbibées d’eau (sensation de marcher sur des éponges gorgées de ce liquide), tantôt aride, tantôt bombé par des amas de végétations. On n’a pas le choix, on marche. Coordonner les yeux et les mouvements à la recherche de la sortie, du chemin du retour et des piquets du sentier y menant.

À ce moment (pourquoi ce moment là ?), un pied glisse, un pied s’incurve, des craquements s’entendent.

Marcher devient impossible. La douleur gonfle comme un soleil.

Il est 16h à 700m d’altitude, il fait moins de 10° et le temps change très vite.

En 5h de marche, je n’ai pas croisé d’âme humaine empruntant ou remontant ce chemin.

Après 5 minutes de tergiversation, une conclusion s’impose : ravaler sa fierté réduit le risque qu’un petit problème devienne un gros problème. L’Islande rappelle régulièrement que la Nature est plus forte que l’ego de l’homme.

§Feedback 112

Force de la prévention locale et joies de la couverture GSM en montagne, le numéro unique de secours revient vite en tête. 112.

Description du problème. Indication de l’impossibilité de bouger (à ce moment là, la douleur empêche de poser le pied au sol – sensation de s’enfoncer un clou dans la cheville à chaque pression de pied). Où est-ce que je me trouve ? Oui bonne question, où suis-je à part “sur la montagne” ou “dans le prolongement d’un sentier partant du refuge Gamli” (j’apprendrai plus tard que c’est un adjectif, donc pas vraiment un repère particulier sur une carte). OK on enverra les coordonnées GPS par SMS.

Premier problème : sur Android, il n’y a rien qui permette de lire les coordonnées GPS du lieu actuel. Tentative de partage par SMS. Clic sur le lien hypertexte. Ouf, les coordonnées apparaissent dans le champ de recherche. Copié/collé au stylo dans le carnet.

Deuxième problème : l’envoi de SMS ne fonctionne pas. Foutu roaming sur numéro court.

Rappel du 112, transmission des coordonnées. Ils relisent. C’est OK même s’ils parlent de Nord et d’Ouest. Bon, ça ne doit pas être important. L’équipe part sous peu. Il faudra quand même attendre un peu avant qu’ils arrivent. Bon. Ça ne sera pas en hélicoptère.

Troisième problème : il est 18h, ça fait 2h qu’on attend et toujours personne. La luminosité commence à décliner. Le vent se rafraichit. L’immobilité refroidit les os. Allez on rappelle. On vérifie les coordonnées. Les secouristes progressent vite, ils devraient être là sous peu. OK si tu le dis. Mais dans 30 minutes je me remets sur pied en croisant les doigts parce que l’hypothèse de finir congelé en hauteur prend forme.

§Mise en sarcophage

18h45.

Le blouson rouge des secouristes se dessine dans le paysage de plus en plus obscur. Ils sont 4. Puis 6.
Je commence déjà à me sentir bête d’avoir déplacé tant de monde juste pour une cheville. Surtout que là j’ai moins mal.
Re-description du problème. La cheville est quand même très gonflée. La couverture réchauffe. Rassure.
Ils parlent tous de manière calme. Ils échangent à distance via micro. Ils posent des questions, demandent si ça va.

Ça va.

§Les yeux rivés au ciel

Les secouristes étendent la civière. La seule idée d’être un fardeau me désole.
Ils me ligotent. Bouger le corps devient une option. Seule la tête est mobile. J’ai à nouveau chaud. Je ne vois plus que le ciel – enfin, les nuages gris sombres. Ils lèvent la civière. Elle tangue au rythme de leurs pas. De temps en temps, l’inclinaison me permet de voir l’herbe ou les cailloux. Mais pas devant. Je ne sais pas où on va. C’est très étrange. Ils parlent. Me demande si ça va.

Ça va.

La sueur apparaît sur leurs visages. Certains sont nouveaux. Ils doivent être plus que 8 maintenant : 10 ou 12 (au final ils seront 16).
À intervalle régulier, un signal est émis (un mot) par le meneur du groupe. Certains lèvent alors la main. Ils sont remplacés par d’autres.
Ils ne cachent pas la fatigue. Ils ne cachent pas la douleur. J’ai mal, pour eux. Ils continuent leur valse d’abeilles affairées à aider l’un des leurs. Ils s’aident. Se disent des choses. Rigolent. Mais continuent sans sourciller.

Les secouristes butinent autour de la civière, la soulèvent pour franchir les obstacles. Certains glissent sur les graviers, se rattrapent mais leur nombre (8 à tenir le cercueil à bout de bras) compense les défaillances. Les concernés signifient quand ils se sont rattrapés. Ils se coordonnent mais ne s’arrêtent pas.

Objectif atteint : un énorme 4x4 attend planté dans le décors. Ils déposent le cercueil. Dévalent le flanc de la montagne pour traverser les arbres. On me demande si ça va. Ça va. On remplit un papier. On recroise les autres secouristes. Certains regagnent d’autres véhicules. D’autres poursuivent en courant. Comme s’ils n’avaient pas assez développé assez d’efforts pour me trainer à l’objectif de ralliement.

Comme si leur douleur s’était effacée aussitôt arrivés.
30 minutes de descente balayées d’un revers de main.

§L’atterrissage

La voiture nous dépose à l’hôpital. C’est tout. Ils repartent. Content d’être au chaud. Dehors il fait noir.

Quelques minutes après, un secouriste s’approche et me pose plusieurs questions :

  1. est-ce que je vais bien ?
  2. combien de temps ai-je attendu ?
  3. avec quoi ai-je obtenu mes coordonnées GPS ?
    Il évoque un problème de localisation : les coordonnées transférées par le central indiquaient une position une centaine de kilomètres plus loin. Je sors mon téléphone en disant “Google Maps m’a sauvé”. Oui. Enfin en partie : le format de coordonnées a surpris et n’a su être interprété par le standard. Ce qui me paraissait normal ne l’était pas pour eux.

En revanche le fait de les avoir rappelé a permis de confirmer le doute et de rectifier le problème. Cette équipe n’a réellement été prévenue que 45min avant leur arrivée au point de chute.

Bon, il est satisfait de l’explication.

Où est-ce que je dors ? Au camping. Ah, c’est juste à côté de chez lui. Si je me sens pas de dormir dans le froid, je n’ai qu’à venir chez lui.
Oh … (je n’écrirai pas que j’en avais les larmes aux yeux ; un sentiment de dette éternelle envers tant de générosité).

§Conclusion

Constat constant chez les Islandais : leur détermination, leur attitude posée et leur prévenance est sans équivoque (David en parlait dans son article Caring).
Non seulement ils sont volontaires, mais en plus ils s’assurent que tout ira bien en plus du tout va bien.
Au retour en France, clairement, ce sentiment ne flottait plus dans l’air.
À plus forte raison dans un aéroport bondé.

L’organisation déployée pour cette opération sur le terrain a tout d’un cas d’école en gestion de projet : identification du problème, déploiement d’une équipe agile s’adaptant au terrain (ils ne terraforment pas la montagne pour que leur vie soient plus facile …), collecte régulière du feedback tant du “client” que des participants à l’opération, adaptation du trajet aux difficultés du terrain.

Leurs feedbacks réguliers, l’exposition de leur souffrance et la connaissance individuelle de leurs limites (et leur prévention du danger), tous 3 combinés ont permis à une équipe, un collectif, un ensemble d’hommes et de femmes de mener à bien une mission dans les meilleures conditions qui soient. Montrer, la joie, la douleur, la fatigue leur a permis de mieux se positionner par rapport aux autres. Pas de sous-marin. Pas de frime. L’objectif c’est d’arriver au bout, pas de paraître maitriser la situation.

La maîtrise c’est le constat final, a posteriori.

Confiance. Humilité. Communication.
Des règles qu’on espère probablement tous rencontrer au quotidien, entre amis, entre collègues, en famille.
Des éléments clés dans quelque réussite que ce soit.

Des choses simples.
Une autre constante de l’île de glace.