☕️ Journal : Notre première séance
ça fait des mois que j’y songe,
des semaines que j’attends,
des jours d’une impatience grandissante.
à 9h pourtant, personne.
Pour avoir le droit à la parole, il fallait d’abord faire ses preuves d’intégration au modèle social dominant, « entrer » dans l’enseignement, à la Poste ou à la SNCF, chez Michelin, Gillette, dans les assurances : « gagner sa vie ». L’avenir n’était qu’une somme d’expériences à reconduire, service militaire de vingt-quatre mois, travail, mariage, enfants. On attendait de nous l’acceptation naturelle de la transmission. Devant ce futur assigné, on avait confusément envie de rester jeunes longtemps. Les discours et les institutions étaient en retard sur nos désirs mais le fossé entre le dicible de la société et notre indicible nous paraissait normal et irrémédiable, ce n’était pas même quelque chose qu’on pouvait penser, seulement ressentir chacun dans son for intérieur en regardant À bout de souffle.
– Annie Ernaux, Les années (2008)
J’ai songé plusieurs fois à t’appeler,
t’envoyer un texto pour vérifier,
te proposer de se voir avant pour créer
de la détente… mais j’ai préféré
jouer avec ce qui adviendrait,
prendre le risque de ne pas te voir arriver,
et de tes complaintes infinies, les esquiver ;
ces projections, ces histoires que tu te racontes
sans moi, mais en m’impliquant dedans.
Alors je t’ai écris :
(…)
Je suis d’accord avec toi, de penser et de garder les bons moments.
Et les autres moments existent aussi — jugements, rejets et malheurs du monde.
Je ne t’en veux pas, nais je n’en veux plus.
Aussi, pour retrouver de la sécurité dans notre lien, retrouver de la légèreté et de la tranquillité pour nos années à venir, je te propose d’entamer une thérapie (…). D’abord nous deux, et pourquoi pas l’ouvrir à V. et JP, si et quand ça serait le bon moment.
(…)
À 9h05, personne, j’étais soulagé.
Ce n’est pas moi qui t’appellerai.
Ce n’est pas moi qui t’écouterai.
Ce n’est pas moi qui raccrocherai.
Je ne suis plus seul à l’étroit à l’étroit,
dans ces projections que tu te racontes de moi.
J’espère que toi aussi,
la semaine prochaine, ou celle d’après, ou d’encore après
J’espère que toi aussi,
tu ne te sentiras plus seule.