Le bilan de l'intelligence
Description de l'ouvrage
25 citations et notes de lecture
L’interruption, l’incohérence, la surprise sont des conditions ordinaires de notre vie. Elles sont mêmes devenues de véritables besoins chez beaucoup d’individus (…). Les mots “sensationnel”, “impressionnant”, qu’on emploie courramment aujourd’hui sont des mots qui peignent une époque.
Nous ne supportons plus la durée. Nous ne savons plus féconder l’ennui.
Nous avons, en effet, en quelques dizaines d’années, bouleversé et créé tant de choses aux dépens du passé ; en le réfutant, en le désorganisant, en réorganisant les idées, les méthodes, les institutions qu’il nous avait léguées, que le présent nous apparaît un état sans précédent, et sans exemple.
(…) ajoutez-y quantité des applications, depuis le télégraphe jusqu’à la télévision, et vous concevrez par la réflexion de cette nouveau toute vierge, offerte en si peu de temps au monde humain (et dont l’accroissement semble sans limite) (…).
(…) pour résumer ma pensée et m’introduire dans le sujet que je traite aujourd’hui, je vous dirai que l’on pouvait encore, il y a trente ans, examiner les choses de ce monde sous un aspect historique, c’est-à-dire qu’il était alors dans l’esprit de tous de chercher, dans le présent d’alors, la suite et le développement assez intelligibles des événements qui s’étaient produits dans le passé.
C’est le capitalisme des idées et des connaissances et le travaillisme des espritds qui sont à l’origine de cette crise.
On peut dire que tout ce que nous savons, c’est-à-dire tout ce que nous pouvons, a fini par s’opposer à ce que nous sommes.
Les conditions de travail de l’esprit ont, en effet, subit le même sort que le reste des choses humaines, c’est-à-dire qu’elles participent de l’intensité, de la hâte, de l’accélération générale des échanges, ainsi que de tous les effets de l’incohérence, de la scintillation fantastique des événements.
Commençons par l’examen de cette faculté qui est fondamentale et qu’on oppose à tort à l’intelligence (…) : je veux parler de la sensibilité. Si la sensibilité de l’homme moderne se trouve fortement compromise par les conditions actuelles de sa vie, et si l’avenir semble promettre à cette sensibilité un traitement de plus en plus sévère, nous serons en droit de penser que l’intelligence souffrira profondément de l’altération de la sensibilité.
Mais comment se produit cette altération ?Notre monde moderne est tout occupé de l’exploitation toujours plus efficace, plus approfondie des énergies naturelles. Non seulement il les recherche et les dépense, pour satisfaire aux nécessités éternelles de la vie, mais il les prodigue, et il s’excite à les prodiguer au point de créer de toutes pièces des besoins inédits (…).
Tout se passe (…) comme si (…) on inventait d’après ses propriétés une maladie qu’elle guérisse, une soif qu’elle puisse apaiser, une douleur qu’elle abolisse. On nous innocule donc, pour des fins d’enrichissement, des goûts et des désirs qui n’ont pas de racine dans notre vie physiologique.
J’ai signalé, il y a quelques quarante ans (…) la disparition de la terre libre, c’est-à-dire l’occupation achevée des territoires par des nations organisées, la suppression des biens qui ne sont à personne. Mais parallèlement à ce phénomène politique, on constate la disparition du temps libre.
Les journées de travail sont mesurées et ses heures comptées par la loi. Mais je dis que le loisir intérieur, qui est tout autre chose que le loisir chronométrique, se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l’être, cette absence sans prix, pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent (…).
Sans doute, l’organisme est admirable de souplesse. Il résiste jusqu’ici à des traitements de plus en plus inhumains, mais, enfin, soutiendra-t-il toujours cette contrainte et ces excès ?
Tout se borne à distribuer un savoir sans profondeur vivante, puisque nous admettons que nos voies publiques, nos rues, nos places soient déshonorées par des monuments qui offensent la vue et l’esprit (…).
Les termes d’éducation et d’enseignement ne doivent pas être pris ici dans un sens restreint. On songe généralement (…) à la formation systématique de l’enfant et de l’adolescent, par les parents ou par les maîtres. Mais n’oublions pas que notre vie toute entière peut être considérée comme une éducation non plus organisée, ni même organisable, mais au contraire, essentiellement désordonnée.
Mais donnons notre attention à l’éducation organisée, celle qui se dispense dogmatiquement dans les écoles. (…) Ces programmes et ces disciplines sont ordonnés à la formation uniforme des jeunes esprits, et des intentions politiques et sociales (…) l’emportent ici sur toutes considérations de culture. (…) tout doit concourir à en faire des hommes adaptés à une structure sociale et à des desseins nationaux ou sociaux parfaitement déterminés.
(…) notre enseignement participe de l’incertitude générale, du désordre de notre temps. (…) Il est mêlé de politique, ce qui est fort différent, et il est mêlé de politique de manière irrégulière et inconstante.
Jamais ne se produit la question essentielle :
que veut-on et que faut-il vouloir ?C’est ce qu’implique une décision, un parti à prendre. (…) Elle doit résulter de l’observation précise, et non du sentiment et des préférences des uns et des autres, — de leurs espoirs politiques, notamment.
Disons-le : l’enseignement a pour objectif réel, le diplôme. Je n’hésite jamais à le déclarer, le diplôme est l’ennemi mortel de la culture. Plus les diplômes ont pris d’importance dans la vie (…), plus le rendement de l’enseignement a été faible. Plus le contrôle s’est exercé (…) plus les résultats ont été mauvais.
(…) dès qu’une action est soumise à un contrôle, le but profond de celui qui agit n’est plus l’action même, mais il conçoit d’abord la prévision du contrôle, la mise en échec des moyens de contrôle.
Le but de l’enseignement n’étant plus la formation de l’esprit, mais l’acquisition du diplôme, c’est le minimum exigible qui devient l’objet des études. (…) il s’agit d’emprunter, et non plus d’acquérir (…) ce qu’il faut pour passer le baccalauréat.
Le diplôme donne à la société un fantôme de garantie.
Nous possédons en nous toute une réserve de formules, de dénominations de locutions toutes prêtes, qui sont de pure immitation, qui nous délivrent du soin de penser, et que nous avons tendance à prendre pour des solutions valables et appropriées.
L’inflation de la publicité a fait tomber à rien la puissance des adjectifs les plus forts. La louange et même l’injure sont dans la détresse ; on doit se fatiguer à chercher de quoi glorifier ou insulter les gens !
D’ailleurs, la quantité des publications (…) font de nos cervelles une substance véritablement grise, où rien ne dure, rien ne domine, et nous éprouvons l’étrange impression de la monotonie de la nouveauté, et de l’ennui des merveilles et des extrêmes.