La convivialité
Description de l'ouvrage
56 citations et notes de lecture
Je voudrais dresser un tableau du déclin du mode industriel de production et de la métamorphose des professions qu’il engendre et nourrit.
De nouveaux systèmes éducatifs sont sur le point d’évincer les systèmes scolaires traditionnels, dans pays riches comme dans les pays pauvres. Ces systèmes sont des outils de conditionnement puissants et efficaces qui produiront en série une main-d’œuvre spécialisée, des consommateurs dociles, des usagers résignés.
J’avance ici le concept d’équilibre multidimensionnel : la vie humaine.
Le monopole du mode industriel de production fait des hommes la première que travaille l’outil. Peu importe qu’il s’agisse d’un monopole privé ou public : la dégradation de la nature, la destruction, ne va jamais servir le peuple.
Nous sommes tellement déformés par les habitudes industrielles que nous n’osons plus envisager le champ des possibles ; pour nous, renoncer à la production de masse, cela veut dire retourner aux chaînes du passé, ou reprendre l’utopie du bon sauvage.
Si nous voulons pouvoir dire quelque chose du monde futur, dessiner les contours théoriques d’une société à venir qui ne soit pas hyper-industrielle, il nous faut reconnaître l’existence d’échelles et de limites naturelles.
J’appelle société conviviale une société où le moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil.
L’homme qui trouve sa joie et son équilibre dans emploi de l’outil convivial, je l’appelle austère car l’austérité n’a pas vertu d’isolation ou de clôture sur soi. Pour Aristote comme pour Thomas d’Aquin, elle est ce qui fonde l’amitié. Thomas définit l’austérité comme une vertu qui n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement ceux qui degradent la relation personnelle.
Mais partout on monte en épingle les symptômes de la maladie, de la médecine, sans prendre en considération le désordre profond du système qui les engendre.
Dans un premier temps, on applique un nouveau savoir à la solution d’un problème clairement défini et des critères scientifiques permettent de mesurer le gain d’efficience obtenu . Mais, un deuxième temps, le progrès réalisé devient un moyen d’exploiter l’ensemble du corps social, de le mettre au service des valeurs qu’une élite spécialisée, garante de sa propre valeur, détermine et révise sans cesse.
Devient le rite sacrificiel des sociétés hautement industrielles, une escalade du pouvoir de s’antodétruire.
L’outil convivial répond à trois exigences : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel de l’homme d’un outil avec lequel travailler et non d’un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme.
L’homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l’entourent, de leur donner forme à son goût, de s’en servir et pour les autres.
Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu et par la structure profonde des outils utilisés.
La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes participant à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c’est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée.
La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d’une société dotée d’outils efficaces.
Lorsqu’une société, n’importe laquelle, refoule la convivialité en deçà d’une hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins créés et multipliés à l’envi.
La ressource la mieux répartie dans le monde : l’énergie personnelle que contrôle la personne.
Il nous faut assurer collectivement la défense de notre vie et de notre travail contre les instruments et les institutions qui menacent ou méconnaissent le droit des personnes à utiliser leur énergie de façon créative.
Une société qui définit le bien comme la satisfaction maximale du plus grand nombre de gens par 1a plus grande consommation de biens et de services industriels mutile de façon intolérable l’autonomie de la personne.
Il s’agit avant tout de proscrire les outils et les lois qui entravent l’exercice de la liberté personnelle entravent l’exercice de la liberté personnelle treprise collective limiterait les dimensions des outils de défendre des valeurs essentielles que jappel lerai : survie, équité’) autonomie créatrice,
L’équité dans la distribution des produits industriels est la condition nécessaire, mais non suffisante, d’un travail convivial : on peut devenir prisonnier de l’outillage. L’autonomie comme pouvoir de contrôle sur l’énergie enveloppe les deux premières valeurs citées et définit le travail convivial.
L’équité demande qu’on partage à la fois le pouvoir et l’avoir.
Nos rêves sont standardisés, notre imagination industrialisée, notre fantaisie programmée. Nous ne sommes capables de concevoir que des systèmes hyperoutillés les habitudes sociales, adaptés à la logique de la production de masse. Nous avons quasiment perdu le pouvoir de rêver un monde où la parole soit prise et partagée, où personne ne puisse limiter la créativité d’autrui, où chacun puisse changer la vie.
§L’industrialisation du manque
Et moins on jouit de ce qui est devenu une nécessité, plus on ressent le besoin de le quantifier. Le besoin personnel devient un manque mesurable.
Il faut s’interroger soi-même : qui m’enchaîne, qui m’accoutume à ses drogues. Se poser la question, c’est déjà y répondre.
Le manque que la société industrielle entretient avec soin ne survit pas à la découverte que personnes et communautés peuvent elles-mêmes satisfaire leurs véritables besoins.
Il [l’homme] a du mal à saisir qu’il existe une autre voie que l’aliénation du travail, l’industrialisation du manque et la surefficience de l’outil.
Jadis l’existence dorée de quelques-uns s’appuyait sur l’asservissement des autres. L’efficience de chacun était faible : la vie aisée d’une minorité exigeait sa mainmise sur le travail de la majorité. Or une série de récentes découvertes, très simples, mais inconcevables au XVe siècle, ont augmenté l’efficience de l’homme.
Pour autant que je maîtrise l’outil, je charge le monde de mon sens; pour autant que l’outil me domine, sa structure me façonne et forme la représentation que j’ai de moi-même. L’outil convivial est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention. L’outil industriel me dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui, un autre que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens.
Le pilote est un simple opérateur, dont l’action est régie par les données qu’un ordinateur digère pour lui. Il y a encore quelqu’un dans le cockpit parce que l’ordinateur est imparfait, ou parce que le syndicat des pilotes de ligne est puissant et organisé.
L’outil est convivial dans la mesure où chacun peut l’utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire, à des fins qu’il détermine lui-même. L’usage que chacun en fait n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant. Personne n’a besoin d’un diplôme pour avoir le droit de s’en servir ; on peut le prendre ou non. Entre l’homme et le monde, il est conducteur de sens, traducteur d’intentionnalité.
§L’équilibre
La dynamique du système industriel actuel fonde son instabilité : il est organisé en vue d’une croissance indéfinie, et de la création illimitée de besoins nouveaux. (…) La structure de la force productive façonne les relations sociales.
La crise écologique, par exemple, est traitée superficiellement lorsqu’on ne souligne pas que la mise en place de dispositifs antipolluants n’aura d’effets que si elle s’accompagne d’une diminution de la production globale. (…) on conserve un peu d’air respirable pour la collectivité dès lors que moins de gens peuvent s’offrir le luxe de conduire une voiture, de dormir dans une maison climatisée ou de prendre l’avion pour aller pêcher en fin de semaine; au lieu de dégrader l’environnement physique, on accentue les écarts sociaux.
Je distinguerai cinq menaces contre la population de la planète :
- La surcroissance menace le droit de l’homme à s’enraciner dans l’environnement avec lequel il a évolué ;
- L’industrialisation menace le droit de l’homme à l’autonomie dans l’action ;
- La surprogrammation de l’homme en vue de son nouvel environnement menace sa créativité ;
- La complexification des processus de production menace son droit à Ia parole, c’est-à-dire à la politique ;
- Le renforcement des mécanismes d’usure menace le droit de l’homme à sa tradition, son recours au précédent à travers le langage, le mythe et le rituel.
§La dégradation de l’environnement
La solution à la crise écologique est que les gens saisissent qu’ils seraient plus heureux s’ils pouvaient travailler ensemble et prendre soin l’un. de l’autre.
Le débat unidimensionnel mené par les tenants de divers remèdes miracles, qui conjuguent Ia croissance industrielle avec la survie en équité, ne peut qu’alimenter l’illusoire espoir que d’une façon ou d’une autre l’action humaine convenablement outillée répondra aux exigences du monde conçu comme Totalité-Outil.
Le rétablissement d’un équilibre écologique dépend de la capacité du corps social à réagir contre la progressive matérialisation des valeurs et leur transformation en tâches techniques. Faute de quoi l’homme se trouvera encerclé par les produits de son outillage, enfermé à huis clos.
§Le monopole radical
L’école, elle aussi, peut exercer un monopole radical sur le savoir en le redéfinissant comme éducation. Aussi longtemps que les gens acceptent la définition de la réalité que leur donne le maître, les autodidactes sont officiellement étiquetés comme «non éduqués».
Une mort dans la famille créait des obligations sociales, qui pouvaient être prises en charge par les proches. La veillée, les obsèques et le repas avaient pour fonction d’harmoniser les disputes, de laisser libre à la douleur, de célébrer la vie et la fatalité de la mort.
Les hommes ont la capacité innée de soigner, de réconforter se déplacer, d’acquérir du savoir, de construire leurs maisons d’enterrer leurs morts.
Il est aussi difficile de se défendre contre la généralisation du monopole que contre l’extension de la pollution. Les gens affrontent plus volontiers un danger menaçant leurs intérêts que ceux du corps social pris comme un tout. Il y a beaucoup plus d’ennemis avoués des voitures que de la conduite automobile.
Il possible que le consommateur averti, qui choisit ses achats, vienne à découvrir qu’il s’en sort mieux en se débrouillant tout seul.
§La surprogrammation
Dans certaines tribus, de petite taille et de cohésion, le savoir est partagé très équitablement entre la plupart des membres de la tribu. Chacun sait la plus grande part de ce que tout le monde sait. A l’étape ultérieure du pro cessus de civilisation, de nouveaux outils sont introduits, plus savent plus de choses, mais tout le monde ne sait plus faire toute chose également bien. La maîtrise, toutefois, n’implique pas encore le monopole de la compréhension : on peut avoir la compréhension de ce que fait un forgeron sans en être un soi on n’a pas besoin d’être cuisinier pour savoir comment on fait la cuisine.
Le savoir global d’une société s’épanouit quand, à la fois, se développent le savoir acquis spontanément et le savoir reçu d’un maître ; alors rigueur et liberté se conjuguent harmonieusement.
L’homme des villes est de moins en moins à l’aise pour faire sa chose à lui. Faire la cuisine, la cour ou l’amour devient matière à enseignement. Dévié par et vers l’éducation, l’équilibre du savoir se dégrade. Les gens savent ce qu’on leur a appris, mais ils n’apprennent plus par eux-mêmes. I1s sentent qu’ils ont besoin d’être éduqués.
Le savoir est dès lors un bien et, comme tout bien, il est soumis à la rareté.
Substituer le réveil de l’éducation à l’éveil du savoir, c’est étouffer dans l’homme le poète, geler son pouvoir de donner sens au monde. Pour peu qu’on le coupe de la nature, qu’on le prive de travail créatif, qu’on mutile sa curiosité, l’homme est déraciné, ligoté, il se fane.
Le premier point nous ouvre à la nécessité d’une transition apprentissage, une société qui fonctionnerait avec moins d’éducation formelle. Le second point nous ouvre à la possibilité de mettre en place des solutions éducatives qui faciliteraient une acquisition spontanée du savoir, et confineraient l’enseignement programmé à des cas limités et clairement spécifiés. Poursuite parallèle dans l’outillage de l’énergie et de l’information.
On apprend à valoriser l’avancement hiérarchique, la soumission et la passivité et même la déviance type que le maître interprétera comme symptôme de créativité (…) On apprend sa place dans la société, c’est-à-dire la classe et la carrière précises qui correspondent respectivement au niveau et au champ de sa spécialisation scolaire.
Au fur et à mesure que la production se concentre et se capitalise, l’école publique, pour continuer à jouer son rôle d’écran, coûte plus cher à ceux qui y vont, mais fait payer la note à ceux qui n’y vont pas.
Ainsi prive-t-on les gens de leur aptitude naturelle à investir leur temps personnel dans la création de valeurs d’usage, et les oblige-t-on à un travail salarié : ils pourront alors échanger leurs salaires contre l’espace industriellement conditionné. On les prive aussi de la possibilité d’apprendre en construisant.
§Polarisation
Lorsque s’effondre le pouvoir assis sur le savoir certifié de l’école, des formes plus antiques de ségrégation reviennent sur devant de la scène : la force de travail d’un individu vaut moins dès lors qu’il est noir, de sexe féminin, étranger, qu’il ne pense pas droit, ne peut passer certaines ordalies. (…) Ainsi, le décor installé pour la multiplication des minorités et le développement spectaculaire de leurs revendications. Chacun réclamant son dû expose inévitablement la minorité dont il fait partie à être la victime de ses propres fins. (…) D’une part ces mouvements renforcent la croyance que les besoins d’une société égalitaire ne peuvent être satisfaits sans passer par un travail spécialisé et une hiérarchie bureaucratisée, de l’autre ils accumulent de fabuleux quantité de frustration que la moindre étincelle fera exploser.
Changer l’équipe dirigeante, ce n’est pas une révolution.
La société industrielle ne résisterait pas à l’assaut d’un vigoureux mouvement des femmes, par exemple, qui réclamerait un travail égal pour chacun, sans distinction aucune. Toutes les classes, toutes les races comptent des femmes. Elles exercent la plupart de leurs activités quotidiennes de façon non industrielle. Les sociétés industrielles sont viables précisément parce les femmes sont là pour réaliser les tâches quotidiennes qui se dérobent à l’industrialisation. Mais une société régie par critères de l’efficience industrielle dégrade et dévalue le travail domestique. En fait, celui-ci deviendrait encore plus inhumain s’il entrait dans le monde industriel. On imagine plus facilement l’Amérique du Nord cessant d’exploiter la sous industrialisation de l’Amérique latine que cessant d’affecter ses femmes aux corvées non industrialisables. L’expansion de l’industrie s’arrêterait si les femmes nous forçaient à reconnaître que la société n’est plus viable quand un seul mode de production exerce sa domination sur l’ensemble. Il est urgent de prendre conscience de la pluralité des modes de production chacun valable et respectable, qu’une société, pour être viable maîtres de Ia croissance industrielle. La croissance s’arrêterait si les femmes et les autres minorités éloignées du pouvoir exigeaient un travail également créatif pour chacun, au lieu de réclamer l’égalité des droits sur le méga-outillage manipulé jusqu’à maintenant par l’homme seul. Seule une structure de production qui protège l’égale répartition du pouvoir permet une égale jouissance de l’avoir.
§L’usure (obsolescence)
L’innovation coûte cher ; pour justifier la dépense, le gestionnaire doit prouver qu’elle est un facteur de progrès. En tout état de cause, l’innovation périodique nourrit la croyance qui l’a engendrée, l’illusion ce qui est nouveau est mieux.
INSATISFACTION
La surabondance de biens mène à la rareté de temps. Staffan Linder souligne le fait que nous avons tendance à suremployer le futur. Lorsque le futur devient le présent, nous avons sans cesse le sentiment de manquer de temps, simplement parce que nous avons prévu des journées de trente heures. Comme s’il ne suffisait pas que le temps coûte plus ou moins cher et, d’une façon générale, de plus en plus cher dans une société d’abondance, le suremploi du futur engendre un effet dévastateur.
L’homme suroutillé est comme le junkie : l’accoutumance déforme l’ensemble de son système de valeurs et mutile sa capacité de jugement. Les drogués de tout genre sont prêts à payer toujours plus pour jouir toujours moins.
De tels esprits considèrent les transports comme un moyen de produire le plaisir de la vitesse plutôt que comme un moyen d’accroître la liberté et la joie dans la circulation.
La désaccoutumance de la croissance sera douloureuse pour la génération de transition, et surtout pour les plus intoxiqués de ses membres. Puisse le souvenir de telles souffrances préserver de nos errements les générations futures.
4 L’inversion politique : obstacles et conditions