Notre pain est politique
Les blés paysans face à l'industrie boulangère
25 citations et notes de lecture
Le bilan de l’agro-industrie est celui d’une grande dépendance
aux engrais et aux pesticides, d’une diminution sans précédent de la
biodiversité cultivée et d’une captation du revenu paysan par les fournisseurs
et les intermédiaires.
Cette phrase m’a rappelé que la question environnementale s’observe “dehors”,
mais aussi “dedans”, dans nos assiettes. Et qu’elles sont liées.
Le livre Énergie et équité décrit bien
ce processus “thermo-industriel” : la croissance économique est liée à la
quantité d’énergie déployée. Sans énergie, pas d’agriculture intensive,
pas de pesticides, pas d’engrais chimiques — pas de vitesse.
À chaque fois, l’autonomie personnelle de l’individu qui s’occupe du produit
fini est presque nulle : l’employé·e du “point chaud” sort le pâton surgelé
du congélateur pour le mettre au four, la boulangère ou le boulanger utilise
un “mixe” spécial “pain rustique” où il suffit d’ajouter un peu d’eau, du sel
et de suivre une recette bien précise donnée par le fournisseur (…).
Je retrouve la même chose dans le milieu du développement logiciel, avec
les frameworks titanesques et les surcouches d’outils. Le syndrôme “Bootstrap” :
un développeur sait à peu-près utiliser un ensemble de choses prémachées, sans trop
les comprendre, et sans rien comprendre à ce qui se passe sous le capot… parce
que les méthodes de travail imposent d’aller vite (même si mal).
On ne saurait oublier le champion Vivescia, qui possède les Grands Moulins
de Paris, la farine Francine ou encore la marque de boulangerie Campaillette.
Premier groupe céréalier français, il maîtrise l’ensemble de la filière,
de la semence aux croissants surgelés.
Une employée de minoterie m’a raconté que le “marché” du blé était verrouillé :
la compagnie qui te vend les grains t’oblige à les lui revendre transformés en farine,
à une prix décidé d’avance pour l’année, dont le prix est fixé par le
Cours du blé.
Le prix de la récolte, et de la farine produite dépend de ce qui est vendu en même
temps sur le marché à un instant T.
C’est ce qu’on a choisi d’appeler l’industrie boulangère : un ensemble
d’acteurs économiques qui convergent vers une production en masse de pains
et autres produits de boulangerie, dans une optique dictée par la recherche du
profit au détriment des travailleuses et des travailleurs, de l’état de la
planète, mais aussi de la santé de celles et ceux qui mangent du pain.
Mes recherches sur l’organisation autour de la ressource eau aboutissent à la même
conclusion : les acteurs politiques scellent les intérêts économiques au détriment
de l’impact environnemental.
Nés d’une intervention humaine approximative dans la reproduction des plantes,
les blés populations s’adapent aux évolutions du territoire dans lequel ils vivent.
Cultiver des blés populations, comme cela se faisait majoritairement
jusqu’au milieu du XXe siècle, ce n’est pas promouvoir une tendance rétro
ou un rejet de la modernité en tant que telle.
C’est refuser l’impasse dans laquelle nous jette l’agro-industrie.
Déployer une application web sans utiliser Docker, Kubernetes ni le “Cloud” seront
du même acabit en 2020.
(…) reste à dire ce que nous valorisons dans les variétés paysannes.
(…) ces variétés nous paraissent les mieux à même de permettre une sortie
favorable de l’impasse agro-industrielle. Il y a plus.
Parce qu’elles sont facilement reproductibles par les paysan·nes qui les emploient,
elles peuvent être envisagées comme des communs.
C’est une chose que j’adore avec le levain et d’autres mécanismes naturels
(bouturage, kombucha, etc.) : ça se multiplie à l’infini.
L’autonomie se partage, se transmet, se diffuse.
[la définition] répond à un double enjeu : ne pas réserver l’usage
des semences paysannes à un groupe restreint d’initié·es et, dans le même temps,
protéger les droits d’usage de celles et ceux qui les emploient (…)
contre des tentatives d’appropriation ou de dévoiement de la démarche.
Je place le même enjeu sur les connaissances informatiques : que ça soit au niveau
du hardware (d’où ça vient, comment c’est organisé), du système d’exploitation
(qui fait quoi, installer des logiciels, mouchards, etc.) et des logiciels à installer.
En fait, il n’est pas interdit de vendre des fruits et légumes issus de
semences paysannes (des céréales non plus d’ailleurs), même si cet acte est réglementé.
Il est intéressant de noter que le catalogue [officiel] désigne des
“variétés cultivées” et non des “variétés autorisées”.
Ce qui n’y est pas inscrit n’est donc pas interdit, c’est plutôt comme si ça
n’existait pas pour l’État.
C’est un processus d’invisibilisation — je lisais récemment que la “honte est régie par une structure sociale”.
La honte c’est invisibiliser ce que tu pourrais extérioriser.
La honte est pire que l’interdit.
Monsanto et la généralisation des semences OGM ont clairement détériorié
les conditions de vie des paysan·nes, mais dire que l’entreprise les a tué·es
est un peu trop simpliste : le changement climatique, la situation politique
locale, l’état de l’économie doivent aussi être incriminés.
Si les paysan·es européen·nes cultivent des blés standardisés, c’est bien
à cause de l’implantation d’une agriculture productiviste dont les entreprises
semencières sont un des rouages, mais ce n’est pas avec le couteau Monsanto
sous la gorge.Prendre la parole à propos des semences au nom de la biodiversité implique
donc de mettre en avant le caractère global de la lutte et des ennemis
communs sans prétendre faire de la situation française une réplique des
scandales qui ont lieu ailleurs.
On en revient à ce besoin de produire plus, et en grandes quantités pour survivre.
Le syndicat agricole le plus puissant milite auprès du ministère de l’agriculture
(et les chambres d’agriculture) pour encourager toujours plus de productivisme…
Un levier pour trouver des pistes nous semble être de renforcer nos réponses,
depuis nos pratiques de base, à la question centrale : quels cadres collectifs
pour les échanges de semences ?
J’y vois une brêche pour le logiciel libre, et des personnes volontaires
pour fluidifier la mise en relation des semences.
Chaque personne qui se lance dans l’aventure doit d’abord cultiver sur une
petite parcelle, puis “multiplier” ces semences (…). Et ça tombe bien, puisque
l’intérêt des blés populations réside dans leur adéquation avec un terrain,
un climat, une ferme.
J’adore cette idée que pour devenir autonome, ça prend du temps, ça se teste
et que ça se base sur un lien social.
À cela s’ajoute un enjeu organisationnel : en diffusant de grandes quantités,
on s’exposerait à une nouvelle spécialisation des tâches, avec une division entre
celles et ceux qui sélectionnent et multiplient des blés, et celles et ceux
qui les “utilisent”. Un effet “guichet” où le collectif deviendrait un prestataire
de services pour d’autres.
J’adore aussi cette conscientisation que l’organisation du travail compte autant
que le travail lui-même (la production de semences paysannes). Sans ça,
on reproduit le même schéma qui mène… au productivisme — CQFD.
Cela implique aussi de se poser souvent les mêmes questions : à quel moment
la participation institutionnelle entraîne une normalisation de nos pratiques
et de nos revendications ?
Quand l’État veut changer l’État (le “transformer”), est-ce qu’il recrée l’État ?
Je les cultive [les blés paysans] aussi pour leur rôle de lien social
entre les paysan·nes et ce qu’elles génèrent de travail collectif.
(…) (car elle n’utilisait pas de thermomètre) (…) : “Tu dois sentir une douce
sensation de chaleur sur ta peau”. Et on vérifiait ensemble notre ressenti.
Depuis j’ai appris à adapter cette “douce sensation de chaleur” en fonction
de la saison.
J’aime cette approche sensible, où la “recette” laisse place au ressenti.
L’apprentissage de la confiance que l’on s’accorde a davantage de valeur que
la valeur indiquée par le thermomètre — “je fais parce que j’ai compris ce que je fais”.
Pendant trois mois, je pense avoir des fait des fournées assez moches,
genre pain pas levé, pas cuit, mais cramé. Un jour, Julie (…) est venue
boulanger avec moi, elle m’a donné trois ou quatre conseils hyper simples
et ça a tout changé !
Toute la valeur du compagnonnage. C’est quelque chose dont je souhaite prendre soin.
(…) en 2014, un chouette projet est né (…) : Fourche et Champ libre.
Dans le giron de Reclaim the Fields,
un réseau de paysan·nes s’est constitué dans l’idée de permettre à des personnes
de se former à des savoir-faire agricoles, en immersion dans des fermes.
Une sorte de compagnonnage agricole.
Pour quelques centaines d’euros, ou même parfois pour un simple service rendu,
on peut obtenir le must-have du tri des céréales [le trieur Marot].
C’est bien simple, aucune machine récente ne fait du si bon boulot à si bon compte.
Ce que ça révèle est génial : la complication du processus par surcouches.
Si on ne revient pas vers quelque chose de plus simple — au sens de “moins d’éléments et d’interdépendances”,
le prix à payer est celui d’une accumulation, elle aussi sans fin.
Des outils que l’on peut comprendre.
Une machine contemporaine qui revisite un procédé antique, une autre vieille
de plus de cent ans mais liée aux prémisses de l’industrialisation :
ce duo montre bien que le choix d’un appareil n’est pas lié (…) à une fétichisation
de son histoire.Une minoterie moderne est bardée de capteurs électroniques visant à rendre
l’usine “intelligente”. Résultat ? Plus personne ne comprend comment elle fonctionne.
Je renvoie ça aux enceintes connectées, aux télés connectées, aux voitures intelligentes…
à la ville “intelligente”. Même processus, mêmes constats.
(…) rien ne nous semble plus souhaitable qu’une large diffusion de farines
et de pains ayant de bonnes valeurs nutritives et gustatives.
Seulement nous pensons que les groupes industriels ne sont pas les bons
alliés pour cette diffusion large de nos pratiques et de nos produits.
La limite entre “groupes industriels” et “chouette initiative qui a tendance
à perdre quelques valeurs en grandissant” n’est pas toujours claire, et
chacun·e ne place pas les frontières aux mêmes endroits (…).
Pour résumer : une diversité de semences vs. universalité des méthodes et matériaux.
(…) notre rôle pourrait être de rappeler que tout ce qui s’est développé
ces vingt dernières années en matière de semences paysannes l’a été dans un cadre
collectif et dans le respect des principes de l’agricultre paysanne.
Il ne s’agit pas de faire de l’agriculture paysanne un énième label ou une
nouvelle appellation (“pain issu de l’agriculture paysanne”) mais plutôt
de chercher à faire coïncider des pratiques avec des principes.
C’est à ce prix que nous pourrons résister à l’offensive industrielle et même,
peut-être, représenter une menace pour ce marché en perpétuelle expansion.
Ça me plait !