La qualité de l'imagination

À moins d’une semaine du second tour des élections présidentielles en France, pour qui voter quand on ne se reconnait dans aucun des candidats et pire, quand on les trouve dangereux ?

Mais au fait, depuis combien de temps nous demande-t-on de faire confiance et de sauver les meubles ?

§tl;dr

Nous demander de voter pour une personne ou un programme revient à voter pour un imaginaire. La lecture du livre Un métier idéal (A Fortunate Man) de John Berger m’évoque le dilemme de l’imaginaire.

§La rencontre

Je trouve souvent des réponses quand je me perds. Je me perds quand je ne sais plus où je vais. Je me perds quand je vais volontairement là où je n’ai rien à faire. Je me perds quand j’évolue dans un environnement que je ne comprends pas.

Samedi 29 avril 2017, je me mets en selle pour assister à une table-ronde sur les machines utopiques. Je me perds en cherchant une boutique d’objets de cuisine, tombe nez-à-nez avec une librairie, repense à un livre d’Alice Miller dont m’avait parlé Noémie (tl;dr : des méfaits de l’éducation traditionnelle), aperçois une couverture de John Berger et notamment Un métier idéal.

Ce livre écrit en 1967 raconte comment John Berger suit les traces du médecin de campagne britanique John Sassal.

§Programmes imaginaires

Un passage du livre m’interpelle et m’évoque ce moment précis des élections.
Ces injonctions, ces évidences de voter pour l’un·e ou pour l’autre.
Il me fait penser que les programmes sont des imaginaires, incarnés par une personne puis mis en application par des milliers d’autres, les ouvriers de la machine-État.

Après avoir décrié et débattu le vote utile, voilà maintenant le vote barrage. Il n’y a qu’un choix (le bon), il nous sauvera du Mal et nous protègera pendant 5 ans.

Quand on suit un parti/idéologie et qu’il est représenté, tant mieux. Le choix est simple.

Quand les choix proposés ne semble pas compatibles avec ses propres valeurs, quand les imaginaires proposés ne rejoignent pas notre propre imaginaire. Que faire ?

§L’imagination électorale

Les extraits ici recopiés m’évoquent ces élections, d’autres élections et tout l’imaginaire qu’elles véhiculent.

La qualité contre laquelle Conrad ne cesse de mettre en garde est celle-là même à laquelle il fait appel : la qualité de l’imagination. C’est à l’imagination que la mer fait appel, mais pour l’affronter dans sa fureur inimaginable, pour relever le défi qu’elle lance, il faut renoncer à l’imagination, car elle conduit au repli sur soi et à la peur.

Quand je lis qu’il faut faire barrage contre, la haine ou le capital, je ne peux m’empêcher de penser que l’intention de vote est manipulée selon un imaginaire qui fait peur.

Les offensives médiatiques ont fait dériver les bulletins de vote vers des territoires rassurants que j’assimile aux sharewares des années 1990 : c’est gratuit mais on en paie le prix une fois installé.

Au diable les programmes qui ne jouaient pas d’imagination mais qui étaient ancrés dans la réalité. Dans les réalités. Celles des plus aux moins fortunés, des villes aux campagnes, de la métropole aux territoires d’outre-mer.

Ce second tour est la foire à l’empoigne imaginaire : il faut faire confiance (imaginaire d’un espoir), se figurer ce que le concurrent ferait s’il était au pouvoir (imaginaire d’un désespoir).

Je n’aime ni l’un ni l’autre.
Pourtant on ne me demande qu’une chose : celle de choisir.
De choisir un imaginaire.

À l’époque, l’image que Sassal avait d’un médecin était la suivante : “Un homme omniscient à l’air défait. Un jour, un docteur est venu au milieu de la nuit et j’ai pu constater qu’il lui arrivait à lui aussi de dormir—le bas de son pyjama dépassait de son pantalon. Mais surtout, je me souviens qu’il était maître de la situation et parfaitement calme—alors que tout le monde autour de lui s’énervait et s’agitait.”

Tout le monde s’agite. Tente de convaincre. De projeter son imaginaire.

Indirectement on me dit quoi faire : il n’y a pas de choix mais une injonction.

J’ai envie et besoin d’être calme pour vivre bien.

Après quelques années, il commença à changer. Il avait dans les trente-cinq ans, cette période de la vie où, au lieu d’être spontanément soi-même, il est nécessaire, afin de demeurer honnête, de se confronter à soi et de juger d’un nouveau point de vue.

Ces réflexions et articles à tout va m’évoquent une spontanéité d’idées, un appel à l’urgence de choisir.

La confrontation on la voit. Le duel. Le choc.

La confrontation à la situation assez peu. Où est le recul ? Où est l’ethnologie électorale ? On nous demande de nous projeter dans un futur sans comprendre ce qui nous a projeté dans ce présent.

Cette élection dépasse le vote pour un·e candidat·e. C’est un vote pour la reconduction d’un système de représentations. Système qui ne demande qu’à survivre et donc à lui faire confiance, de lui renouveler notre confiance le temps de déposer un papier dans une urne.

Si j’étais honnête, je dirais que je ne veux ni d’Emmanuel ni de Marine ni du système d’exploitation souverain associé : je voudrais une organisation de société qui nous profite davantage, où les richesses bénéficient au collectif plutôt qu’à les voir se concentrer au-delà de nos regards.

Notre richesse c’est nos mains, notre cœur et notre temps.

Il prit conscience que ses patients pouvaient changer. Et eux, tandis qu’ils s’habituaient à lui, ils se livraient parfois à des confessions pour lesquelles il n’existait, pour autant qu’il le sache, aucune référence médicale. Il commença à interpréter différemment le terme “situation critique”.
Il [Conrad] n’avait fait que se servir de la maladie et des dangers de la médecine comme ils [les marins] se servaient de la mer. Il réalisa qu’il devait affronter son imagination, l’explorer même. Elle ne devait plus conduire chaque fois à “l’inimaginable” comme pour le capitaine au long cours envisageant l’éventuelle fureur des éléments (…)
Il réalisa qu’il fallait à tous les niveaux vivre avec l’imagination : d’abord la sienne—sinon, son observation risquait de s’en trouver déformée—et ensuite celle de ses patients.

Le public appelé à voter change lui aussi.

Les choix qui offraient de sortir de notre imagination ne sont plus disponibles.
Ils me faisaient bien envie ces programmes qui parlaient de nous et non de l’entretien de l’État.

Là, on devrait faire confiance à une personne qui demandera alors à la machine-État de nous accorder un peu plus de confiance et un peu plus de rigueur : on pourra démissionner (quitter son travail) de plein droit une fois tous les 5 ans. Qui reste (heureux·se) dans un même travail pendant plus de 5 ans ?

Absente la réflexion sur le besoin de fournir un travail à tous les sujets du royaume. On reste dans un imaginaire malhonnête.
Personne n’a atteint le plein emploi depuis 50 ans ; atteint par hasard quand une guerre massacra des millions grâce au labeur d’autres millions. Tandis que l’automatisation est un processus qui n’a fait que s’accélérer depuis que l’espèce humaine a été en mesure d’altérer la nature pour transformer le silex en outil de survie.

Les certitudes, c’était s’installer sur la terre ferme.

“Depuis des années, je considère le bon sens comme un gros mot—sauf peut-être quand il s’applique à des problèmes très factuels et faciles à déterminer. Quand on a affaire à des humains, il est mon pire ennemi—et tentateur. Il me pousse à accepter l’évidence, la réponse la plus facile et la plus disponible. Il m’a trahi presque toutes les fois où j’ai eu recours à lui—et Dieu sait que je suis souvent tombé dans le piège—et je continue d’y tomber.”

Le bon sens ça serait de ne pas voter pour Marine. Ou de ne pas voter contre.
Enfin ça dépend de l’origine de l’émission de bon sens.

L’imaginaire du vote est déployée pour faire adhérer à quelque chose qui serait une évidence.

Je ne vois aucune évidence. Aucune.
Tout m’évoque l’inconnu.

§Et alors ?

J’ai envie de sortir de cet imaginaire, de la projection de ce que seront les 5 prochaines années en France.

J’ai envie de sortir du choix du non-choix. Je n’ai pas envie que mon vote serve à abonder un mécanisme pérpétuant une classe peu représentative de la majorité des habitants de ce pays.

Le monde ne s’effondrera pas si on ne se sent pas de voter pour l’un·e ou l’autre des candidat·e·s. Ça a l’avantage de dire la vérité. De révéler la faiblesse de l’offre plutôt que d’accentuer la dette (poly)technique pour 5 ans encore.

Les élections législatives ont un enjeu bien plus grand. Le choix de l’envie pourra à nouveau s’y opérer. Celui de la diversité. Des régions. Des parlementaires. Des contre-pouvoirs.

En attendant.

Je vote en partageant mon outil de travail.
Je vote en choisissant de créer des richesses partagées.
Je vote en donnant mon argent directement à celles et ceux qui m’alimentent.
Je vote en m’inscrivant dans des actions locales.

Et de citer à nouveau :

(…) il est nécessaire, afin de demeurer honnête, de se confronter à soi et de juger d’un nouveau point de vue.