☕️ Journal : Souvenirs de la page 21

Il y a bientôt 30 ans, le regard posé sur certains mots s’ancrèrent irrémédiablement dans ma mémoire. De quel livre s’agissait-il ? Aucune idée. De quoi ça parlait ? D’une femme qui sauçait le jus de cuisson d’un steak au fond d’une poêle. D’un enfant qui s’enfuit, qui se cache derrière un talus d’un terrain vague.

Souvenir d’une mère qui se sacrifie en silence.
Souvenir d’un espoir de vie meilleure pour son enfant.
Souvenir d’une personne qui fait ce qu’elle peut.

À chaque fois que je voyais un terrain vague, je pensais à l’océan et je relisais ces mots dans ma tête.


Un jour, on lit à voix haute. Le premier paragraphe de la première page m’émeut. Ma voix tremble. Ma gorge se noue en écrivant ces mots.

Ce livre se glissera dans un bagage, le temps d’une “longue” traversée.

Ce livre sortira du bagage. Face à la rue, il s’ouvre dans une ambiance de brioche, de sucre et de cannelle. Les voitures défilent dans un spectacle enneigé des rues de Montréal en hiver.

Livre à la main, encore un goût de croissant en bouche, mon regard se déplace de la rue aux mots. Certains sont familiers. Je n’ai pourtant pas encore lu ce livre.

Et pourtant. Page 21.

Depuis treize ans, déjà, seule, sans mari, sans amant, elle luttait ainsi courageusement, afin de gagner, chaque mois, ce qu’il nous fallait pour vivre, pour payer le beurre, les souliers, le loyer, les vêtements, le bifteck de midi — ce bifteck qu’elle plaçait chaque jour devant moi dans l’assiette, un peu solennellement, comme le signe même de sa victoire sur l’adversité. Je revenais du lycée et m’attablais devant le plat. Ma mère, debout, me regardait manger avec cet air apaisé des chiennes qui allaitent leurs petits.
Elle refusait d’y toucher elle-même et m’assurait qu’elle n’aimait que les légumes et que la viande et les graisses lui étaient strictement défendues.
Un jour, en quittant la table, j’allai à la cuisine boire un verre d’eau.
Ma mère était assise sur un tabouret ; elle tenait sur ses genoux la poêle à frire où mon bifteck avait été cuit. Elle en essuyait soigneusement le fond graisseux avec des morceaux de pain qu’elle mangeait ensuite avidement et, malgré son geste rapide pour dissimuler la poêle sous la serviette, je sus soudain, dans un éclair, toute la vérité sur les motifs réels de son régime végétarien.
Je demeurai là un moment, immobile, pétrifié, regardant avec horreur la poêle mal cachée sous la serviette et le sourire inquiet, coupable, de ma mère, puis j’éclatais en sanglots et m’enfuis.
Au bout de l’avenue Shakespeare où nous habitions alors, il y avait un remblai presque vertical qui dominait le chemin de fer, et là que je courus me cacher. L’idée de me jeter sous un train et de me dérober ainsi à ma honte et à mon impuissance me passa par la tête, mais, presque aussitôt, une farouche résolution de redresser le monde et de le déposer un jour aux pieds de ma mère, heureux, juste, digne d’elle, enfin, me mordit au cœur d’une brûlure dont mon sang charria le feu jusqu’à la fin. Le visage enfoui dans mes bras, je me le laissai aller à ma peine, mais les larmes, qui me furent si souvent si clémentes, ne m’apportèrent cette fois aucune consolation. Un intolérable sentiment de privation, de dévirilisation, presque d’infirmité, s’empara de moi ; au fur et à mesure que je grandissais, ma frustration d’enfant et ma confuse aspiration, loin de s’estomper, grandissaient avec moi et se transformaient peu à peu en un besoin que ni femme ni art ne devaient plus jamais suffire à apaiser.
J’étais en train de pleurer dans l’herbe, lorsque je vis ma mère apparaître en haut du talus. Je ne sais comment elle avait découvert l’endroit : personne n’y venait jamais. Je la vis se baisser vers moi, ses cheveux gris pleins de lumière et de ciel. Elle vint s’asseoir à côté de moi, son éternelle gauloise à la main.
– Ne pleure pas.
– Laisse-moi.
– Ne pleure pas. Je te demande pardon. Tu es un homme, maintenant. Je t’ai fait de la peine.
– Laisse-moi, je te dis !
Un train passa sur la voie. Il me parut soudain que c’était mon chagrin qui faisait tout ce fracas.
– Je ne recommencerai plus.
Je me calmai un peu. Nous étions assis sur le remblai tous les deux, les bras sur les genoux, regardant de l’autre côté. Il y avait une chèvre attachée à un arbre, un mimosa. Le mimosa était en fleurs, le ciel était très bleu, et le soleil faisait de son mieux. Je pensai soudain que le monde donnait bien le change. C’est ma première pensée d’adulte dont je me souvienne.

La promesse de l’aube. Romain Gary. 1960.

Peut-être si je l’avais lu à 13 ans, j’aurais compris.
En le lisant à bientôt 40 ans, je me dis que j’ai (enfin) compris.

Compris tout ce temps à attendre une validation, à mélanger amour, limites, projections et culpabilité. Mettre fin à cette histoire, même si elle se poursuit dans la tête d’une autre personne.