☕️ Journal : Le jour de la vasectomie

On y est donc, le 13 octobre 2022, à Crest.
18 mois après la première tentative d’amorcer le processus chez un médecin généraliste perché sur le massif de la Chartreuse.
24 mois après m’être confirmé à moi-même que c’était une voie à explorer, pour ressentir dans le corps ce qu’une projection de vie sans enfant biologique me ferait.

6h30. C’est le réveil avec S, ma personne de confiance dans cette aventure. Elle m’héberge pendant la première semaine de convalescence, me dépose et me récupère à l’hôpital.
Je saurai pas la suite à quel point cette semaine nous aura rapproché dans notre lien. Il y a un avant et après cette semaine.

Dans le doute, je jeûne et ne bois pas depuis la veille (c’est pour l’anesthésie). J’ai à la fois peur (cet univers hospitalier inconnu) et hâte (de me réveiller raccord avec cette affirmation de projet de vie).

8h00. Déposé sur le perron de l’hôpital public, je dresse mentalement une liste des affaires fourrées dans mon sac à dos :

  • une trousse de toilettes
  • des vêtements de rechange — au cas où il faudrait passer une nuit ou deux sur place
  • un livre
  • le formulaire de consentement
  • ma carte Vitale
  • ma carte de groupe sanguin — que j’ai faite réaliser pour l’occasion dans un labo d’analyses biologiques

Naviguer dans l’hôpital me rappelle les premières fois dans un aéroport : beaucoup d’organisation, de séquences d’événements, des points de passage, une mécanique bien huilée, des chemins invisibles à l’œil nu.

On me dirige vers une chambre pour deux personnes. Voici une blouse, une charlotte et des patins de pied à enfiler. Est-ce que je me suis bien rasé/épilé ? J’ai un doute, les instructions étaient claires mais pas précises (où ? combien ? quel est le critère d’acceptance ?). On me prête une tondeuse avec des lames à usage unique. C’est à la base du pénis que les incisions seront faites, un peu en-dessous du pubis. OK.

On vérifie que tout est en règle côté papiers. On viendra me chercher sous peu. En tournant la tête vers la fenêtre, la rivière se devine dans un décors automnal, chaud et sec. Entre nous, des élèves entament un cours de sport sur le terrain bitumé.

Une personne vient me chercher, direction le bloc opératoire, un niveau en-dessous. Le bout des doigts est frais, légèrement humide. Quelques minutes d’attente sur une chaise. Je reconnais un infirmier — sa blouse est d’une autre couleur. Les personnes s’affairent, tranquillement. Un brancard arrive, poussé par une personne qui me demande comment ça va.

La suite du voyage se déroule à l’horizontale. Je compte les néons au plafond. On franchit une porte, que je découvre sous un angle nouveau. Entré dans le bloc, je reconnais l’urologue — c’est la première fois qu’on se voit depuis la fin du délai de réflexion. L’anesthésiste s’affaire à côté. D’autres personnes aussi. Le rythme s’accélère — transfert, du brancard à la table d’opération.

Rapide inspection des parties génitales. Tout est prêt, tout est en ordre. On me demande si ça va. Du mieux que ça peut. Le produit anesthésiant va bientôt être injecté dans le cathéter. Je vois l’anesthésiste pousser un produit avec une seringue et…

… le prochain souvenir sera celui d’un rêve, au moment d’ouvrir les yeux. Le plafond est différent. La pièce est baignée de lumière naturelle. Je me sens vaseux mais heureux. Comme un lendemain de cuite, sans la tête lourde, sans le tournis.

Je prends le temps de ressentir mon corps, bout par bout. Je savoure la joie d’être en vie. Je m’amuse de cette interruption temporelle. Ma vie, mon corps a changé le temps… d’une sieste. Je sens les compresses pansements, et l’absence de douleur. Il n’est même pas 11h sur l’horloge accrochée au mur.

À partir de ce moment, se mélangent les sensations de « bientôt fini » et « d’étirement du temps ». Un petit-déjeuner est servi quelques minutes après le transfert entre la salle de réveil et la chambre de départ. Mon binôme n’est pas encore revenu.

photo rapprochée d’un bras avec un cathéter suite à une opération en hôpital public

D’autres êtres vivants s’agitent sur le bitume du terrain de sport. La rivière coule encore. Je rêvasse, envoie un message à S : ✂️✌🏻😴.

L’attente s’étire. Le binôme d’opération arrive. Mon déjeuner aussi—le mémo de la « préférence végé » n’est pas passé. Pas envie d’embêter, plutôt envie d’y aller même si je n’ai rien prévu après.

On discute littérature. Du livre qu’il lit en ce moment : « L’anomalie » d’Hervé le Tellier. Que je lirai quelques semaines plus tard. Ça me donne un air de discussions d’auto-stop, dans une pièce nue, en étant immobile.

L’urologue passe nous voir. Est-ce que ça va ? Des douleurs ? Un regard sous la blouse, un toucher—sur la gauche, sur la droite. Tout va bien. Les points vont se résorber tout seul en une dizaine de jours. On va pouvoir lancer la séquence de sortie. Me rhabiller. Repartir après avoir rempli le questionnaire de satisfaction.

Encore un peu d’attente. Rien ne se passe. Toujours personne. S m’indique qu’elle est en train de monter les escaliers jusqu’au secrétariat. Elle prend place dans la salle d’attente. Je décide de prendre mes affaires à mon cou et de m’aventurer dans le couloir, long et large couloir.

Je passe une tête au secrétariat. Oui vous pouvez y aller ; regard complice avec S. Sensation qu’un bout d’information s’était perdu en chemin. Des formulaires, des formalités, une ordonnance. Oui c’est ma personne de confiance. Oui elle me ramène « chez moi ». Cette expression — personne de confiance — résonne encore chaudement dans ma tête.

14h30. Une dernière signature et on descend ensemble l’escalier qui mène à l’entrée/sortie de l’hôpital. La légèreté de mon esprit se heurte aux nouvelles sensations de mon entrejambe. Ça tire. Ça pique un peu. Ah oui, marcher ça tire autant sur la peau.

La position assise dans la voiture est toute aussi étonnante. En fait, aucune position n’est confortable. À part celle d’être sorti de l’opération, de me sentir vivant, soulagé, en phase avec l’intention initiale. Heureux de retrouver S, de son soutien généreux. Qu’on célèbrera d’un cocktail quelques heures plus tard—ivre de l’anesthésie et de ce moment de vie.

Je remplace les pansements avant d’aller dormir et de passer une première nuit compliquée — dormir sur le côté est difficile, pas l’habitude de dormir sur le dos, position pas confortable non plus. C’est un moment de rencontre avec les cicatrices, les points de suture, les plaies et boursouflures. Je les prends en photo avec mes yeux, dans ce décors de salle de bain, perchée au dernier étage d’un vieil immeuble, en mezzanine d’une pièce de travail. Ma base pour la semaine.

Après cette semaine, après, je ne sais pas encore où je vais.
Je ne sais pas encore à quoi ressemble(ra) une vie sans enfant, à ma vie sans enfant biologique — cette exploration d’un faire famille autrement.

J’ai les prochains jours, mois et années pour l’inventer.
Comme je l’ai toujours fait avec ma vie.