Histoire(s), arrivée(s) et départ(s)

Quand David a annoncé son intention de partir de dtc, une partie de mon monde s’est effondrée. J’ai ressenti de la tristesse, de la culpabilité et du désespoir — de la colère, aussi.

Le chemin qu’il choisit d’emprunter est le sien, celui qui lui convient le mieux. Je dois apprendre à vivre avec, ou plutôt, sans.

§Départ(s)

Tout d’un coup, en apprenant la nouvelle à quelques jours d’emménager dans la Drôme après une année de vie en itinérance, je me sens isolé, peu compétitif et déjà épuisé à l’idée de redresser la barre. Ce n’est pas de suite que je vais profiter de mon arrivée, que je vais m’ancrer dans mon nouveau lieu de vie.

Que vais-je faire ?

Qui suis-je ?

Est-ce que les gens vont m’oublier ?

J’ai envie que cette rupture se passe bien… mais qui voudra encore de moi ?
Est-ce qu’on me parlera moins parce qu’on préfère David ?

Pendant la phase de deuil, je réalise que sans m’en rendre compte - ou sans vouloir sortir du déni — j’ai compensé, je me suis mis à l’abri, derrière lui, derrière le collectif.
J’ai suivi sur des choses qui me mettaient mal à l’aise, j’ai eu peur de la rhétorique puis je me suis démotivé. Je comptais sur ses connaissances poussées en code — jamais je n’envisageais d’être bloqué dans un projet.

Je ne ne questionnais pas notre association, elle allait durer pour toujours. Parce que je ne voyais pas ce que j’aurais fait après, je ne voyais pas quelle autre meilleure forme que celle-ci, pour moi.

L’idée de l’asso c’était David. Les statuts aussi. Pareil pour le consentement. Et les finances publiques. Et la déclaration de l’impôt sur les sociétés. Le bilan comptable idem… Tout d’un coup, j’ai eu l’impression que je ne savais plus gérer, que je ne saurai pas gérer, que je ne pourrai comprendre demain ce que que je ne comprends pas aujourd’hui.

J’ai tourné et retourné le sujet dans ma tête, pétri des peurs qui me remuent et me nouent le ventre. La journée puis la nuit, lorsque les insomnies me réveillent d’abord à 3h du matin, puis à 2h. C’est l’horaire des angoisses profondes, puis existentielles.

Je sèche. Je ne sais pas. Je me fatigue. Je m’épuise. Alors je demande de l’aide à quelques personnes — de l’écoute. Qu’est-ce que la situation et mes émotions leur évoquent ? Quels échos avec leurs angoisses ? Leurs questions m’aident à verbaliser en réponse. Des choses que je pensais déjà savoir. M’entendre le dire m’aide à rassembler des pièces d’un puzzle étalé, face à moi.

Pourquoi je tiens tant à dtc ?
Pourquoi ne pas liquider l’asso et postuler ailleurs ?
Qu’est-ce que je cherche en voulant garder dtc ?
Et si je rejoignais une autre SCOP d’informatique amie ?
Est-ce que je suis en contact avec les groupes locaux de développement web ?

§Les déclics

Un premier déclic s’est opéré quand on m’a demandé à qui je pensais en parler ? À qui je pensais ouvrir les portes de dtc ?

Une graîne a été semée pendant la lecture de « L’art de conter nos expériences collectives » de Benjamin Roux. En particulier ces passages :

L’acte narratif est à entendre comme un acte de traduction.
Avant d’être une traduction pour les autres, c’est avant tout une traduction pour soi.

Lorsque [nos expériences collectives] s’achèvent, ce faire sens prend la forme d’un bilan collectif pour créer et (re)questionner le commun.

Se raconter sa propre histoire c’est prendre le temps de regarder le chemin parcouru.

Comme le dit Pascal Nicolas-Le strat, « l’intérêt (commun) n’existe pas au démarrage de l’action, mais il émergera progressivement, par effet d’intéressement mutuel, au fur et à mesure de l’avancée des activités. Ce n’est donc ni un acquis, ni un préalable, mais un construit. »

Les collectifs ont besoin de se questionner sans cesse sur leurs pratiques. Sur les raisons qui les poussent à faire ensemble. Sans quoi, l’activité du groupe piétine et ses membres peuvent se désengager du projet commun.
(…)
Ce besoin de se redire : « pourquoi nous sommes-nous mis ensemble et où voulions-nous aller ? »

Quelle a été ma contribution dans cette expérience collective et qu’en ai-je retiré en retour ?

J’ose même une hypothèse forte : la motivation à partager une expérience vécue est proportionnelle au côté fondateur de celle-ci.

Ces histoires issues d’expériences collectives ont pour effet de donner du sens à ce que les personnes ont vécu ensemble, que ce soit dans le but de se créer du commun ou de le (re)questionner tout au long de l’expérience.

Cet article sur le départ d’une collègue de Jeremy Keith a été le deuxième déclic. Celui qui a rendu normal cette tristesse. Une partie de moi était en résistance jusqu’alors, je m’accrochais à ce qui restait de l’idée de départ, de l’idée que je me faisais de la première itération de dtc.

Le troisième déclic a réchauffé le sol — je ne me souviens plus de la question exacte, mais elle m’a ramené à mes raisons d’avoir démarré l’aventure dtc, à mon histoire.

§Une histoire

J’ai conscientisé ma volonté de partir de la BBC en mars 2016, le troisième jour d’une randonnée en Estonie, quelque part dans le Parc National de Lahemaa.

Je m’apprêtais à souffler 33 bougies sur le bord d’un lac gelé. Je me rappelle encore du son sourd de la glace épaisse, un couvercle gigantesque chauffant sous un soleil aux températures négatives. On aurait dit un son de baleine en train de scruter l’océan.

Je me rappelle encore, en train de marcher seul, avec un tracé sans carte dont les étapes étaient griffonnées dans mon carnet — je savais quelles directions prendre en lisant uniquement les panneaux. J’avais noté les distances entre les étapes pour prévoir le campement dans un “refuge” ; pas question de marcher vers l’étape de trop qui me piègera dans la nuit. J’étais chaussé simplement — aujourd’hui j’aurais pris des raquettes.

J’ai choisi l’Estonie parce qu’une amie m’en avait parlé — que c’était un pays propice aux randonnées. Je voulais m’offrir de la marche en pleine nature pour fêter le temps qui passe.

J’ai appris qu’en mars, la neige est encore bien solide et que personne ne campe par -10°C. Les piquets se courbent face à la dureté du sol.

Pourtant, c’est là, dans le froid et la solitude que je me suis avoué vouloir partir d’un job secure, de tenter de gagner (beaucoup) moins pour créer mes propres règles du jeu, en collectif, avec le collectif, pour faire du service public dans le privé. Pour m’affranchir des contraintes de la hiérarchie. Pour ne pas vivre un rêve de start-up basé sur un financement par la dette. Pour que nous soyons à parts égales, à droit de vote égal. Pour que ce qu’on fasse nous définisse. Pour que ce qu’on fasse soit libre par défaut, sans demander la permission.

Et c’est là que j’ai pensé à David. On avait déjà travaillé ensemble. On avait fait les prud’hommes ensemble. Je nous sentais accordés sur les enjeux, les valeurs et les modes d’organisation.

Une association, c’est l’histoire qui crée un chemin.

§Un rêve préservé

Ce que le deuxième déclic m’a permis de comprendre, c’est que dans la détresse du départ, j’ai confondu — associé, dans son yang — mon rêve initial et le véhicule qu’on avait créé ensemble, dtc.

En écrivant l’histoire qui mène de l’arrivée au départ, les angoisses s’aténuent, le brouillard se lève et je renoue avec qui je suis, avec ce qui m’anime et ce qui m’entoure.

Ensemble, j’ai appris à parler d’argent, j’ai appris à m’approprier les règles du jeu de certaines méthodes agiles, j’ai appris à prendre goût à l’administratif avec le collectif, j’ai appris à me détendre quand d’autres font différemment de ce que j’aurais imaginé, j’ai appris à me laisser guider dans des situations totalement improvisées, j’ai appris à écrire un livre jusqu’au bout, j’ai appris à apprendre des personnes qui souhaitent apprendre, j’ai appris en réseau.

J’ai envie d’amorcer une nouvelle itération de dtc, une nouvelle génération d’équipée, de créer à nouveau un outil de travail convivial, frugal et chargé du sens qui nous anime, que l’on vive en ville ou en ruralité.

D’arriver à écrire l’histoire d’un nouveau départ.

J’arrive à nouveau à écrire !