☕️ Journal : La route F
C’est en lisant un de ses livres que je découvre son suicide en septembre 1940 à Port-Bou, une paire de kilomètres au sud la frontière franco-espagnole.
Quels sont les paysages qu’il a parcouru, et qui n’ont pas suffi à préserver son désir de vie dans une Europe en proie à la terreur ?
J’ai envie de parcourir le chemin de sa dernière journée de vie en suivant ce même chemin, sans m’aider d’une carte. Le sentier est de toutes façons balisé.
Coïncidence (?), le déclencheur de mon appareil photo ne se relève plus depuis la veille. La marche se fera aussi sans prendre de photos. Tout dans la tête. Engrammer dans le corps. 14 kilomètres et 770 mètres de dénivelé cumulé à parcourir.
Je me laisse porter par les rues de Banyuls-sur-Mer à la recherche du point de départ. La rangée montagneuse ne laisse rien présager de ce qui s’y trouve derrière. Mais déjà, je distingue des miradors disséminés sur les crêtes. Est-ce qu’il y a encore des personnes qui surveillent encore et toujours ?
Un pont en béton franchit un cours d’eau, à sec. Une première pancarte. Les larmes me viennent aussitôt. Je repense à Frank, à sa mort. C’était il y a 1 an. Walter, c’était il y a 80 ans. Deux inquiets de l’état du monde. Alors cette marche c’est pour toi aussi. Je t’emmène avec moi, dans mes pensées, dans mon cœur.
Le chemin monte aussitôt. Pris par surprise. J’appréhende un peu. Je veux me souvenir de tout. Du soleil sur la peau, de la forme des nuages, de la pente, de la tension des muscles qui portent mon pas.
Un deuxième panneau. Des voitures passent dans ce quartier pavillonnaire. Les maisons sont crépies de blanc, ou bien d’un rogue délavé par le soleil. Est-ce que ces personnes se doutent du chemin ? Est-ce qu’elles y pensent de temps en temps ? Ou bien leur quotidien a entièrement pris le dessus ?
Une autre intersection, la montée s’accentue. Une signalétique jaune invite à quitter le bitume pour emprunter une voie caillouteuse, entre un muret et un champ d’oliviers.
Ça y’est, on est sorti, là c’est parti.
Enfin, pour moi. Je me demande à quelle heure de la journée marchait Walter Benjamin ? De nuit pour ne pas être vu ? Toutes ces maisons devaient être loin d’exister il y a bientôt 100 ans…
Le chemin rejoint à nouveau du bitume. Autour, des pieds de vigne sont alignés à perte de vue, étagés en terrasse. La verdure de la végétation tire encore la langue d’un été chaud et sec. Quand on n’aura plus d’eau, on aura encore du vin pour se consoler.
La vue est maintenant bien dégagée, bien au-dessus des maisons, bien en-dessous des sommets. La mer prend de plus en plus de place dans le paysage. Un panneau indique “Col de la Creu”. Tiens, ça ne me dit rien. Et en effet, après un coup d’œil à la carte (tant pis pour le défi — à quoi bon parcourir tout le chemin à côté de la plaque ?), j’ai déjà dévié. Un premier détour s’impose. Sur du plat. Ça me permettra de continuer à chauffer mon corps. Avec l’aide du soleil, bien présent désormais.
Si ce n’est pas évident pour moi, en ayant un tracé en tête, en portant peu d’affaires, comment est-ce que c’était en 1940 ? Avec la peur aux trousses ? Sans balisage pour dire “par ici la sortie” ? Sans connaître les environs ?
Et puis… il n’était probablement pas tout seul ?
La réponse à ces questions m’attendait sur un panneau d’information, au moment de rattraper le chemin officiel.
“Chemin Walter Benjamin”
Et un ajout à la main : “Et Lisa Fittko (+ many others)”.
J’apprendrai plus tard que c’est elle qui a ouvert cette voie de passage, pour que Walter Benjamin (et bien d’autres) puissent fuir. On retiendra le nom de l’homme, et pas de celle qui aura pavé son chemin.
La route F, pour Fittko.
Ça grimpe, ça grimpe. Il faut bien avaler le dénivelé. Je me perds dans mes pensées à mesure que le corps s’habitue à l’effort. Les feuilles de vigne caressent mes jambes. Des fois, je pense être perdu mais non, il y a toujours un sillon qui me précède.
Un autre panneau d’information. Une fontaine. Elle expulse péniblement une goutte chaque dizaine de secondes. Elle a dû être appréciée pour désaltérer toutes ces âmes en errance, à l’abri des chênes et du flanc de montagne. Je sirote quelques gorgées de ma poche à eau. Elle me sert tellement dans des moments comme celui-ci.
Le sommet ne me semble plus très loin… j’ai du mal à croire que j’ai déjà englouti 500 mètres de dénivelé. Le chemin trace désormais une légère oblique vers un col qui se révèle petit à petit. “Rester caché” je me dis. Il n’y a plus rien de façonné par l’humain aux alentours. Pas de tour de gué. Pas de vigne. Pas de route. Pas de bâtisse. Rien qu’une végétation sèche, de la rocaille et un filet de terre usé par les pas des personnes qui sont passées par là.
Une sonorité inhabituelle capte mon attention. En tournant la tête dans sa direction, deux petits corps en mouvements se dévoilent en amont de la piste. Je ferai la rencontre de la clôture d’abord : 3 fils métalliques à décrocher pour atteindre le poteau directionnel. Le téléphone me murmure un message : “Espagne !” indique le SMS. C’est donc à ça que “ressemble” la frontière.
Les hirondelles jouent dans les airs sans s’en préoccuper. Les paysages continus ignorent ce concept. Et pourtant, une personne née de ce côté de la crête parlera une autre langue, aura d’autres croyances, une autre carte d’identité, un autre destin. Ta vie peut se jouer à quelques kilomètres près.
La proximité des deux randonneurs me fatigue déjà. Un regard, un torse nu, une voix forte. Il n’en fallait pas plus pour entamer un nouveau détour, en direction du sommet le plus proche. Je veux voir tout autour, jusqu’à la mer, jusqu’à l’horizon, jusque dans le passé — en 1940, quand tout espoir semblé abandonné à la folie d’hommes tant attachés à avoir raison, à utiliser leur haine pour assouvir ce qui ne les apaisera probablement jamais. Tant de blessures personnelles.
Cette tour en ruine, je n’y resterai pas longtemps. La météo annonçait un orage pour dans pas si longtemps. J’ai de quoi me protéger, mais une fois de plus, un ton de voix vient me contrarier. Je me remets en route.
Sur ce versant, la végétation s’agrippe aux mollets, racle la peau, griffe le sac, se prend dans les lacets. La voie n’est plus distincte. De fausses pistes parsèment le parcours. Rien n’est évident. Tout est plus lent, plus fatiguant. La dernière gorgée de ma poche à eau termine son chemin le long du tube en plastique tandis que les premières gouttes de pluie se font ressentir.
Le paysage est moins clément. Tout pousse à maintenir le pas, à espérer d’arriver à bon port(bou). Je pense à celles et ceux qui prennent ce chemin dans l’autre sens, en montée. Aucune clémence. La pente et l’environnement sont pénibles, inséparables.
Le maigre filet que constitue le chemin s’élargit en piste forestière. Ici, aucune vigne mais de la monoculture de pin. Ils tapissent le paysage montagneux, sans charme, en lignes sans fin. Le barrage termine d’assécher le sillon de la vallée menant jusqu’à Port-Bou. Une voiture, une personne qui promène son chien, “ola”, des chèvres et un chenil qui aboie à tue-tête. Quelques flaques signalent la présence du fantôme d’un cours d’eau.
Je m’engouffre dans une nuit de béton : un trottoir, des lampadaires allumés dans cette nuit permanente, une route et cette rivière, toujours à sec. La fin du chemin prend très au sérieux la dimension dramatique de cette aventure. Un déglutissement plus loin, ce gosier urbain me recrache au pied d’une allée d’arbres. Elle mène à une balustrade métallique, si typique des cités balnéaires. La mer s’ouvre devant moi, il n’y a quasiment personne. Le sol trempé. L’air humide. Les nuages ont disparu, eux aussi.
C’est la fin du chemin Walter Benjamin.
Le bout de la “route F”. Les derniers instants de cette marche dans mon cœur avec Frank.
À la manière d’un épilogue, un panneau indique d’une flèche le “mémorial WB”. La sinusoïde de goudron porte vers une corniche, une grille, un cimetière avec vue sur la mer. Comme à Sète la rugueuse. C’est blanc, c’est vert, c’est calme et pourtant, et pourtant. Les larmes reviennent à la lecture d’une phrase de Walter Benjamin, inscrite sur une pierre symbolique — son corps a été jeté dans une fosse commune en 1945 :
Que les choses continuent ainsi, voilà la catastrophe.
Toi comme moi, on le sent depuis qu’on est enfant.
Cette “route F”, elle est un peu pour toi désormais.
Pour toi, Frank. Pour toi, Lisa. Pour toi, Walter.